Le Colonel Ouamrane : Rapport au CCE le Caire 8 Juillet 1958

DOCUMENT N° 41


RAPPORT AU CCE PAR LE COLONEL OMAR OUAMRANE,

RESPONSABLE DE LA DIRECTION DE L’ARMEMENT

ET DU RAVITAILLEMENT GENERAL (ALN-FLN- BUREAU CENTRAL DU CAIRE).

 

8 juillet 1958 Auteur : Omar Ouamrane. SOURCE : archives privées. SECRET

L’heure est grave. La révolution algérienne qui avait en peu de temps embrasé tout le pays et bouleversé le dispositif politico-militaire colonialiste suscitant ainsi l’admiration du monde entier, cette révolution marque le pas et faut-il même reconnaître qu’elle régresse.

1. SITUATION

A. Situation intérieure

1. Aspect militaire L’ALN qui a atteint une puissance respectable par ses effectifs et son armement subit actuellement de lourdes pertes (plus de 6 000 moudjahidines tombés en 2 mois dans la seule zone de Duvivier, l’ennemi ayant augmenté ses moyens et adopté sa tactique (école Bigeard). Si au cours de l’année écoulée nous avons pu acheminer à l’intérieur un armement assez important, le renouvellement et l’approvisionnement en munitions est actuellement très difficile à cause du bouclage des frontières. Les pertes en cadres compétents, formés politiquement ne sont malheureusement pas compensées par la promotion de jeunes suffisamment aguerris. Le peuple, soutien indispensable de la Révolution a subi une répression terrible. La disparition des cadres politiques, des jeunes en général, la répression sous diverses formes ne peuvent qu’amoindrir sa résistance et réduire son apport à la révolution. 2. Aspect politique L’unité rétablie à la base est menacée au sommet. Le CCE tiraillé par des contradictions de personnes et de conceptions est réduit à l’immobilisme. La révolution a fait des pas de géants en 1955-56. Le congrès de la Soummam malgré ses erreurs, ses fautes et les malentendus qui en sont nés à constitué un plafond. Il a su donner à la révolution un embryon de doctrine, un programme et surtout une organisation à l’échelle nationale, il nous a fait sortir du, stade « fellaguisme». Depuis aucun progrès, aucune initiative. Au lieu de corriger les erreurs du congrès en les dépassant, en allant de l’avant nous avons tourné en rond et perdu notre temps à nous disputer sur le congrès lui-même. Ce faisant nous sommes tombés dans l’immobilisme, dans la stagnation. L’esprit révolutionnaire a disparu chez tous les dirigeants cadres et militants, pour laisser place à l’embourgeoisement, à la bureaucratie, et à l’arrivisme. La fraternité algérienne a cédé la place à la course aux honneurs, aux rivalités, à l’esprit de clan et de région. Le dégoût et le découragement se sont emparés des meilleurs.

B. Situation extérieure

Nous avons l’impression qu’une fois passé le vent d’admiration pour la jeune révolution algérienne, une fois passé le mouvement d’indignation pour les massacres et tortures, perpétrés en Algérie, l’intérêt pour la cause algérienne s’est refroidi.
Nous voyant installés dans la guerre, le monde s’y habitue également. Il continuera à tourner aussi longtemps que durera la guerre d’Algérie et s’il le faut jusqu’au dernier Algérien. En dehors des manifestations rituelles des afro-asiatiques, des déclarations habituelles sur les droits du peuple algérien, aucune intervention extérieure efficace pour venir en aide à notre pays héroïque et martyr.
A l’ONU nous avons essuyé deux échecs successifs, car il faut bien le dire, si la première inscription du problème à l’ordre du jour est une victoire, nous étions en droit d’attendre par la suite autre chose que des résolutions platoniques. Sur le plan maghrébin, la dernière conférence de Tunis a montré que nous avons été davantage les instruments que les moteurs et bénéficiaires de la politique combinée.
Victimes de l’alliance occidentale nous risquons également d’être victimes de l’indifférence soviétique et des faiblesses et contradictions afro-asiatiques.

C. Situation de l’ennemi

Si notre insurrection a d’abord surpris la France, si notre dynamisme des premiers temps a ébranlé le dispositif politique et militaire adverse, le colonialisme a fini par se ressaisir dès qu’il nous a vu marquer le pas. L’ennemi a réussi à stabiliser la situation et à nous porter des coups terribles sur les plans militaire, politique, diplomatique.
L’avènement du général de Gaulle renforce considérablement la puissance de l’ennemi. Sur le plan moral, la France découragée, divisée se ressaisit, reprend confiance en sa grandeur et espoir en la victoire. Sur le plan militaire, le corps expéditionnaire reprend foi et confiance, trouve un regain d’esprit offensif et ne manque pas dorénavant de recevoir tous les moyens dont il aura besoin. Enfin sur le plan diplomatique, de Gaulle, capable de grandes initiatives, risque, si ce n’est pas déjà fait de barrer définitivement la voie occidentale et de neutraliser le bloc oriental. Il a déjà réussi à nous couper partiellement de nos propres frères (Maroc et Tunisie).

2. COMMENT EN SOMMES-NOUS ARRIVES LA?

La situation est trop grave pour perdre notre temps à faire le procès des personnes, à chercher des culpabilités individuelles. La responsabilité est collégiale et c’est une auto-critique collective qu’il convient de faire. Si méthode révolutionnaire signifie action sur tous les plans, par tous les moyens en vue (non d’améliorer) mais de transformer radicalement la situation, nous devons reconnaître que nous ne sommes pas des révolutionnaires authentiques.
L’action révolutionnaire exige d’adapter à chaque moment les conceptions, les méthodes et les moyens au niveau de la lutte c’est-à-dire à la situation réelle. Pour notre part nous sommes restés au niveau 1956.

A. Sur le plan militaire

1. Stratégie : Nous devions et nous avions prévu l’ouverture d’un second front, en France même. Malheureusement la direction de la fédération a été confiée pendant longtemps à des incapables et des réformistes. Cela n’a pas permis d’engager l’action ni même de la préparer. Une année au moins a été ainsi perdues
2. Tactique : Nous nous sommes cantonnés dans la guérilla et l’utilisation des armes classiques et [avons] sous-estimé les sabotages et l’utilisation des engins modernes de destruction, l’attaque contre les centres névralgiques du dispositif logistique ennemi (voies de communications – réserves de carburants – usines – marine – aérodromes…).

B. Plan politique

Malgré l’existence d’une ALN puissante, malgré l’adhésion unanime de la nation, malgré le remplacement des structures coloniales par notre propre organisation, nous nous battons depuis bientôt 4 ans, dans le cadre périmé d’un mouvement politique revendicatif. Toute notre politique consistait en effet à réclamer, à exiger notre indépendance ; nous l’exigeons de l’adversaire, nous voulons que nos frères, nos amis, l’ONU la reconnaissent. Nous la demandons à tous sauf à nous-mêmes, oubliant que l’indépendance se proclame et ne se donne pas.
A une politique effectivement révolutionnaire qui fait table rase des institutions et constitution française, aux initiatives audacieuses, concrètes qui font sortir la Nation du cadre colonialiste, nous avons préféré le verbiage pseudo-révolutionnaire, l’extrémisme et l’intransigeance de positions figées. Nous nous sommes fourvoyés dans l’impasse du préalable en exigeant pour ainsi dire la capitulation de la France.
A nous en tenir au « préalable » à continuer d’exiger de la France la proclamation de notre indépendance, nous attendrons longtemps à moins que nous disposions de l’arme atomique, seule capable pour le moment d’intimider l’ennemi. En vérité, à regarder de près, la revendication d’indépendance est réformiste. Cela peut paraître paradoxal, mais il n’en demeure pas moins que toute revendication même extrême est de nature réformiste ; elle suppose l’acceptation de l’adversaire.
Plus grave encore, en réclamant l’indépendance nous reconnaissons que jusqu’à cette reconnaissance la France détient légalement la souveraineté algérienne.

C. Plan diplomatique

1. Monde arabe : au lieu d’en être le ciment et le moteur nous sommes devenus l’objet des rivalités personnelles et les jouets de politiques étroitement nationales.

a. Maghreb : de la méfiance excessive, du début de la révolution nous sommes tombés dans une confiance aveugle.
De frère et partenaire égal, les gouvernements marocain et tunisien ont fait de nous un mineur ou un incapable. (Cf. Ben Barka dans Al Istiqlal : « nous devons devenir le porte parole du FLN et assumer pour lui l’action politique ». En définitive nous avons servi d’épouvantail, d’instrument de chantage à l’égard de la France. Notre lutte a abouti à l’indépendance de deux pays frères, notre carence politique la consolide à notre détriment, car pour l’heure, gouvernements de Tunis et du Maroc s’ingénient à nous faire patienter.
En un mot « nous faisons la guerre pour le roi de Prusse ».

b. Moyen Orient : certes nous avons reçu des pays arabes une aide morale et matérielle appréciable. Mais sur le plan diplomatique, leur action en rangs dispersés n’a pas été efficace. Les résultats n’ont jamais dépassé les résolutions « nègre-blanc » de l’ONU. Nous n’avons pas réussi à faire taire les contradictions mineures qui les rongent, nous n’avons pas réussi à les unir autour d’une cause qui apparemment leur semble chère. Nous n’avons pas obtenu d’eux la seule action efficace : le boycottage économique de l’Occident et notamment le chantage au pétrole.

2. Bloc afro-asiatique : son action est nécessairement limitée, mais nous aurions dû dépasser dans nos rapports le stade « Croissant rouge ».

3. Bloc occidental : avec ce bloc nous en sommes encore aux appels aux grands principes de liberté, démocratie, principes auxquels nous sommes sans doute les derniers à croire. Sortis des principes nous passons à la menace gratuite et sans suite. Nous continuons à parler du passé (« l’Algérie a jadis constitué un Etat ») ou du présent (tortures…) oubliant que l’avenir seul compte (projets politiques – économiques – sort de la minorité européenne).

4. Bloc soviétique : malgré leur appui moral, et politique (votes à l’ONU) nous avons continué à ignorer l’existence d’une dizaine d’Etats qui forment le bloc le plus puissant à l’heure actuelle. Sans doute avons nous été guidés par la prudence ne voulant pas faire de notre pays une nouvelle Espagne ou une nouvelle Corée.
Mais si des inconvénients, des risques existent quelle politique révolutionnaire n’en comporte pas ? Que pouvons-nous attendre de plus de l’Occident qui finance, arme et soutient politiquement la France ?
En ouvrant les yeux, nous constatons que le chantage et la politique de balance ont parfaitement réussi à divers pays. Au lieu d’une action extérieure audacieuse et tapageuse nous adoptons une diplomatie timide et timorée. Bourguiba, « l’occidental », va nous devancer à Moscou.

3. QUE FAIRE ?

Sortir des sentiers battus, de l’impasse, briser les cadres étroits et périmés de notre politique et de notre diplomatie. Il est temps, grand temps de nous mettre à la hauteur de notre révolution et de notre peuple. II est urgent de relayer les efforts et les sacrifices de l’intérieur par une action politique et diplomatique vraiment révolutionnaire
II faut cesser de spéculer sur nos martyrs. Il ne faut pas attendre que le sang de nos morts change seul le cours des événements. Le CCE organe suprême a un rôle à jouer, une responsabilité à assumer. L’heure est à l’audace, aux initiatives. Notre intelligence politique doit suppléer à notre faiblesse numérique et matérielle.

A. Sur le plan politique : il est nécessaire d’effectuer une reconversion totale de nos conceptions : abandonnons à jamais le style revendicatif – cessons de lutter ou d’exiger dans le cadre « français ». Il est temps de donner à la nation algérienne, à l’Algérie indépendante qui lutte contre la reconquête coloniale, le statut juridique digne d’elle, le statut d’Etat souverain.

Proclamons donc l’indépendance, offrons ensuite à l’adversaire des négociations sur le reste, c’est-à-dire sur les questions de détail : évacuation de l’armée colonialiste, garantie à la minorité. Une fois sortie du cadre de la souveraineté française, une fois rétablie dans son cadre, l’Algérie pourra se payer le luxe de faire quelques concessions de forme afin de gagner l’opinion étrangère.

En ce qui concerne la formation du gouvernement je vous renvoie à méditer l’étude remarquable et les suggestions du frère Aït Ahmed. Dans le choix de la date, il y a lieu de tenir compte des événements. L’utilité de se présenter cette fois à l’ONU avec du « nouveau », la nécessité de rattraper un long retard, de répondre à l’impatience de l’opinion algérienne, la nécessité enfin de ne pas attendre la consolidation du régime de Gaulle, tout cela implique la formation du gouvernement avant le mois de septembre.

Serons-nous reconnu ? Sans doute cette initiative déjouera les plans Bourguiba, Belafredj, mais pourront-ils résister à leur opinion publique ? Quant aux autres pays arabes, il y a tout lieu de penser qu’à cause même des rivalités, les divers Etats nous reconnaîtront.

Un certain nombre d’Etats afro-asiatique ne manqueront pas également de nous reconnaitre. En ce qui concerne les pays communistes nous pensons que compte tenu de leur idéologie, de leur politique arabe actuelle, il ne manqueront pas de nous reconnaître. Cela suppose cependant que nous prenions contact le plus tôt possible avec les gouvernements intéressés. En tout état de cause, il serait parfaitement inutile de retourner à l’ONU pour pleurnicher par la voix de Mondji Slim et Belafredj.

B. Plan diplomatique : changer de style, de méthode, prendre des initiatives ; assez de pleurnicherie, faire une politique 20e siècle – discuter relations économiques – culturelles – politiques – enfin il est temps d’agir en majeur sans passer par personnes interposées ; ne jeter l’exclusive sur aucun pays – tenir compte des récentes expériences qui ont montré toute l’efficacité d’une politique de balance et de chantage – utiliser cette politique à l’échelle mondiale et aussi à l’échelle du monde arabe entre occidentalistes et neutralistes.

C. Flan militaire : préparons le 2e front en France ne serait-ce pour le cas d’une guerre intensifiée par de Gaulle. Dans cette perspective n’y a-t-il pas lieu de recruter des techniciens étrangers et de rechercher des moyens puissants pour frapper brutalement les points sensibles de l’économie française ?

CONCLUSION

La situation est grave mais non désespérée. Elle rappelle dans une certaine mesure celle de 1954. Faute de perspectives révolutionnaires les dirigeants d’abord se disputaient les honneurs et se rejetaient les responsabilités.

Le CRUA est venu sortir le mouvement national de l’impasse et l’Algérie de la catastrophe. Aujourd’hui également seules des initiatives audacieuses, seule une action unie vraiment révolutionnaire nous sortiront de l’enlisement, et nous mèneront à la victoire. Il est temps, juste temps de nous ressaisir.

Devant nos morts, devant les survivants, devant Dieu notre responsabilité est très lourde. Sachons l’assumer avec honneur. Aujourd’hui le destin de l’Algérie est entre nos mains. Nous en serons les libérateurs ou les assassins.

Fait au Caire le 8 juillet 1958.

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